we're not dead just out of tune, i'll see you in the neighborhood w/ juliet

Même si Alan était vraiment un accro du travail, il y avait des jours où il savait également rester tranquille chez lui. Le week-end était un moment béni, durant lequel il passait le plus de temps possible avec Tess. Comme une vraie petite famille pas du tout détruite, ils allaient faire leurs courses, ils faisaient de petites balades sur la plage, jouaient ensemble à la console ou à des jeux de société, Alan aidait la petite à faire ses devoirs quand elle avait besoin, ils allaient manger un bout au pub, et bien entendu, ils allaient rendre visite aux grands-parents de Tess. Une fois c’était du côté d’Alan, l’autre c’était du côté de Juliet. Même après leur divorce, Alan avait tenu à garder des relations clémentes et saines avec sa mère, qu’il aimait beaucoup. C’était la grand-mère de Tess, et ce n’était pas à cette dernière de payer les erreurs de ses parents. Aussi, une dimanche sur deux, ils passaient une partie de leur après-midi chez elle, quand elle était encore chez elle autonome à domicile, et maintenant, ils allaient sur le bord de mer pour rejoindre l’établissement spécialisé et médicalisé dans lequel elle se trouvait depuis qu’elle avait développé sa maladie. Seule chez elle depuis la mort de son mari, elle n’aurait jamais pu y rester avec un Parkinson débutant aussi vite… Alan s’en voulait beaucoup, parce qu’il s’était toujours dit que c’était à cause des conneries de leur couple que la mère de Juliet s’était rendue malade ainsi. C’était faux, bien entendu, mais il ne pouvait s’en empêcher.
Quand ils arrivèrent sur le parking ce jour-là, Alan remarqua une voiture qui n’était pas là habituellement, qu’il ne connaissait pas, mais il n’y fit pas plus attention que cela. Certains patients ne recevaient pas beaucoup de visites, et cela arrivait parfois que de rares membres des familles viennent pour une visite dominicale. Tess et lui arrivèrent devant la porte du petit appartement de la grand-mère et la jeune fille s’empressa de toquer avant d’entrer, comme d’habitude comme si elle était chez elle. Alan la suivit en souriant, confiant, alors que la petite faisait un vacarme assourdissant pour dire bonjour à son aînée, avant de se taire brusquement en arrivant dans le salon. Alan ferma la porte d’entrée à la va-vite, sans comprendre ce que sa fille avait pour se taire ainsi, et prit le chemin qui menait au salon à son tour, avant de passer sa tête par la porte grande ouverte. Ce qu’il vit le foudroya sur place et l’empêcha de respirer quelques secondes.

Même si elle avait un peu changé, elle restait complètement identique à la femme qu’il avait vue des années auparavant. Elles se regardaient Tess et elle. Alan resta silencieux un long moment, dévisageant celle qui avait partagé sa vie durant de longues années avant de partir dans le calme le plus effrayant. Que faisait-elle ici ? Elle venait voir sa mère, certes, mais ce n’était pas arrivé depuis très longtemps… Il s’éclaircit prudemment la gorge et avança dans la pièce. « Bonjour Juliet. » fut tout ce qu’il réussit à sortir de sa bouche, sans l’insulter. Son regard s’était refroidi instantanément, ses poings étaient serrés dans ses poches, et ses mâchoires n’avaient jamais été aussi proches l’une de l’autre. Si seulement ce dimanche avait pu tomber de son côté de la famille, il en aurait été bien plus heureux, et soulagé surtout. Mais il n’était pas le seul. Tess avait l’air de vouloir disparaître en un claquement de doigts, alors que malheureusement, ce n’était pas encore physiquement possible pour un être humain.

L’atmosphère dans la pièce s’était refroidie de quelques degrés en un clin d’œil. Alan y était peut-être pour quelque chose. Lui qui avait toujours le sourire, se fâchait relativement rarement et trouvait toujours du positif dans toutes les situations avait plutôt envie d’exploser, pour une fois. Si seulement il avait pu imaginer que son ex-femme était là, il n’aurait même pas fait l’erreur de sortir de chez lui, car il n’avait aucune envie de la voir. Il aurait même préféré ne jamais savoir qu’elle était présente, qu’elle pouvait potentiellement revenir dans le coin, parfois. Bien sûr, c’était lui l’intrus ici, il n’était pas chez lui, mais chez la mère de Juliet, qu’il adorait, de surcroît. Mais le fait que Juliet réponde à son salut presque naturellement lui faisait hérisser les poils sur la tête. Elle n’arrivait même pas à le regarder en face.

Rapidement, son ex-belle-mère se leva de son fauteuil et prit la main de Tess pour l’emmener dans la cuisine, et il l’entendit refermer un peu la porte de la pièce pour ne pas que la petite entende ce qui allait se produire dans le salon. Et les deux ex-amants n’attendirent pas plus longtemps. « Tu… ? » répliqua Alan d’un ton si froid qu’il en eut un frisson, en attendant la réponse de sa cadette. « Tu n’aurais pas fait l’erreur de venir ici ? C’est ça ?! » Il bouillonnait, comme rarement, mais savait garder le contrôle de sa voix. Pourtant, au fond de lui, c’était l’Apocalypse, il aurait voulu jeter et briser tout ce qui se trouvait à portée de main. « Tu aurais fait en sorte de nous éviter ? De m’éviter, moi ? et Tess, surtout ?? » Malgré toute sa conviction, sa voix tremblota légèrement sous l’effet de la colère et les jointures de ses doigts devinrent blanches tellement ses poings étaient serrés. « Tu as très bien réussi à nous oublier et à nous abandonner jusqu’à présent, c’est dommage que tu te sois trompée cette fois, Juliet. » Son ton sarcastique devait transpercer Juliet de toutes parts, autant que ça le transperçait lui-même. Il avait l’impression qu’on lui prenait son cœur à mains nues et qu’on le poignardait, encore et encore. C’était la même sensation qu’à l’époque, quand il avait dû faire le deuil de son mariage qu’il pensait si parfait. La douleur était insoutenable, et maintenant il avait l’affirmation que sa tristesse ne l’avait jamais vraiment quitté.

Enfin, Alan vit son ancienne épouse se lever de son fauteuil, comme si elle reprenait vie après qu’il lui ait craché tout son venin. Il n’était pas fier de lui, mais il n’avait pas eu le temps de se préparer à une telle éventualité : qu’elle soit chez sa mère un dimanche après-midi lui paraissait totalement incongru. Il aurait préféré ne jamais la revoir, en fin de comptes, parce qu’il avait déjà beaucoup trop mal au cœur pour supporter cela. Elle lui manquait, du moins, elle lui avait manqué, très fort, trop fort. Jusqu’à il y a encore peu de temps, il s’était dit qu’il aurait pu lui pardonner, parce qu’il l’aimait et il n’avait jamais aimé quelqu’un d’autre aussi fort qu’elle. Alors, il s’était mis en tête que si elle revenait, il la reprendrait, il oublierait tout et il serait même capable de jouer l’aveugle quant au fait qu’elle n’appréciait sa propre fille. Mais les mois étaient passés, puis les années. Elle avait loupé le coche : si elle était revenue six mois plus tôt, il aurait craqué, il lui aurait refait la cour comme quand ils étaient encore des gamins. C’était fini. Il avait fait le deuil de cette relation, de ce mariage, de la vie de famille qu’ils auraient pu avoir, malgré tout. Et tout ce qu’il ressentait à présent, c’était cette colère sourde, cette quasi-haine qu’il avait quand il pensait à elle… et parfois, mais c’était nouveau, une certaine indifférence. Cette dernière n’était pas souvent là, parce qu’il n’arrivait pas à oublier qu’elle avait été tout pour lui durant de si longues années. Mais il était sur la bonne voie, la voie du pardon et de l’acceptation. Alan avait mis le temps, mais il commençait réellement à y arriver… mais ça, c’était avant qu’il ne se retrouve nez-à-nez avec elle. C’était donc la colère qui reprenait le pas sur l’indifférence.

Il l’écouta, attentivement, les poings serrés dans ses poches de jean, pendant qu’elle lui répondait, un peu de la même manière, si ce n’était qu’elle tentait de ne pas élever le son de sa voix. Que cherchait-elle à faire ? Elle ne voulait pas que sa mère entende ? Que Tess entende ? Comme si elle en avait quelque chose à faire… Il leva les yeux au ciel en se détournant d’elle, ne souhaitant plus soutenir son regard empli de reproches. Alan savait tout ça, tout ce que Juliet était en train de lui dire, tout ce qu’elle assénait, tout ce qui l’avait détruite. Il avait eu le temps d’y réfléchir en quatre ans. Il savait qu’il n’avait pas été clean, qu’il avait plutôt été le pire mari possible pour elle. En effet, il lui avait fait croire qu’elle allait se découvrir une passion pour sa fille, ce qui n’avait jamais été le cas, il avait cru, naïvement, que tout allait bien, et qu’il avait donc la tâche de ramener l’argent dans le foyer, pendant qu’elle passait tout son temps avec Tess, tout le temps qu’il aurait aimé avoir sa fille, même. Il se passa une main sur le visage et dans les cheveux, les emmêlant encore plus qu’ils ne l’étaient déjà constamment. Ses yeux se posaient partout, sauf sur elle. Il se sentait bouillir, de plus en plus, sans savoir comment se contrôler, et il avait si peur d’aller trop loin. Il était bien loin de l’image qu’il donnait de lui-même, quand il recevait ses patients, du type calme et posé. Mais s’il y avait bien une chose qui le faisait sortir de ses gonds, c’était de devoir penser à et parler de son mariage. « Tu aurais pu me parler !!! » finit-il par rugir, le ton de sa voix ne laissant aucun doute quant au fait qu’il était plus furieux que jamais. « Tu aurais pu me dire les choses, m’expliquer ce que tu ressentais, ce que je ne voyais pas !!! Au lieu de te tirer comme une voleuse ! » Alan se foutait d’être dans une résidence, d’être entouré de petits vieux qui pouvaient l’entendre quasiment crier ainsi et se poser des questions quant aux invités que la matriarche Cavendish recevait chez elle. Il se foutait de passer pour un fou, et il se foutait également pas mal de ce que Juliet allait penser. « Tu n’imagines même pas ce que tu as laissé derrière toi quand t’as foutu le camp, Ju ! » Il frissonna à l’utilisation du surnom qu’il lui donnait tout le temps. C’était sorti tout seul, comme une habitude qu’il n’aurait pas perdue. Cependant, il reprit vite pied dans la dispute. « Tu n’imagines pas ce que tu as détruit alors qu’on aurait pu en discuter tous les deux ! Tu ne m’as jamais dit que tu ne pensais pas être en dépression suite à l’accouchement, tu ne m’as jamais rien dit ! Comment j’aurais pu le deviner hein ? Je suis psy, pas médium ! » Il se détourna à nouveau d’elle en commençant à faire les cent pas dans la pièce, jurant entre ses dents, à voix basse et en passant et repassant ses mains dans ses cheveux. « Non, non, t’as préféré nous abandonner, partir sans laisser d’adresse… J’ai passé des jours à te chercher, à désespérer, à penser qu’il t’était arrivé quelque chose… » Son ton s’était un peu radouci, calmé, mais il bouillonnait encore à l’intérieur. Il n’avait juste pas la force de continuer à lui parler ainsi. Il n’était pas lui-même, il n’aurait pas dû laisser sa colère éclater, parce que c’était inutile, contre-productif, mais il n’avait pas su résister…

Alan serra les dents, plus furieux que jamais. Furieux, mais aussi infiniment triste. Il sentait son coeur se serrer à intervalles réguliers, et cogner contre sa cage thoracique, dans ses côtes, écrasant ses poumons, l’obligeant à respirer d’une façon plus rapide. Il n’aurait jamais cru revoir Juliet. Il pensait qu’elle avait peut-être déménagé à l’autre bout du royaume et qu’elle n’allait plus jamais revenir. Etait-ce qu’il avait espéré ? Peut-être. Il se demanda brusquement si quelqu’un avait pris sa place auprès d’elle, si elle avait quelqu’un qui l’écoutait le soir et qui prenait soin d’elle ? Si elle était heureuse dans les bras d’un autre ? Si elle avait trouvé un homme qui ne ferait pas toutes les erreurs qu’il avait lui-même commises ? Il se sentit plus triste que jamais à cette pensée. « Je ne joue pas les psy, Juliet… je ne l’ai jamais fait avec toi.. tout ce que j’ai pu te dire, je le pensais vraiment. Et je n’ai jamais voulu t’analyser comme j’analyse le reste du monde. Tu n’étais pas ma patiente, tu étais l’amour de ma putain de vie ! » Il avait presque crié ces derniers mots et le regrettait déjà. Il sentit qu’il allait craquer et il ne devait pas se laisser aller. Il continua de faire les cent pas dans la pièce, en fulminant et en contenant surtout ses larmes. Il était hors de question qu’il lâche encore une seule larme pour elle. Elle avait tout laissé en ruines derrière elle, il avait dû tout reconstruire. Il était plus fort que cela. Et donc, il ne céderait pas aussi facilement à son désarroi et à sa peine. Même si elle parlait d’une façon très larmoyante. Il ne savait pas si elle jouait la comédie ou non. En fait, il n’était plus sûr de rien avec elle. « C’est vraiment ce que tu penses, Ju ? » Il s’arrêta de marcher en l’écoutant finir sa tirade. Elle avait vraiment pensé au pire, en étant avec lui, avec eux ? Elle avait vraiment songé à en finir ? Il fronça les sourcils en sentant son cœur se briser à nouveau. C’était impossible qu’il ait été à l’origine d’une telle souffrance… Si tel était vraiment le cas, il s’en voudrait toute sa vie. Pourquoi était-elle revenue dans sa vie ? Pourquoi avait-il fallu qu’ils se voient tous les deux, alors qu’ils avaient réussi à s’éviter depuis tout ce temps ? « Tu penses vraiment que parce qu’on avait Tess, je ne pensais plus à toi ? » Sa question ne nécessitait pas de réponse, il se doutait bien de ce qu’elle pourrait dire. Il ne pensait pas, à l’époque, être un connard à ce point, mais il fallait croire qu'il s’était bien trompé sur son propre compte. Le psychologue se rapprocha d’elle et l’attrapa par les épaules. « Tu te rends compte de ce que tu me dis ??? Qu’à cause de moi tu voulais en finir ? » Il plongea son regard dans le sien et vit qu’elle ne mentait pas, qu’elle aurait sauté le pas si elle n’avait pas pu s’enfuir et Alan se sentit si mal qu’il dut s’obliger à refouler un sanglot de douleur et de terreur. A quel point avait-il pu être aveugle pour rendre sa femme aussi malheureuse ? Il s’obligea à parler plus doucement, non pas parce qu’il avait peur que sa fille ne l’entende, mais parce que sa voix était si brisée qu’il ne pourrait pas parler autrement. « Ce que j’aurais préféré, plus que tout au monde, c’est que tu me parles, que tu oses me dire tout ce que tu viens de dire, que tu me dises que je n’étais pas assez à l’écoute, que je n’étais pas l’homme que tu aimais depuis le début. J’aurais préféré que tu sois honnête. Plutôt que de me dire, des années plus tard, que tu aurais préféré te tuer plutôt que de rester avec m… avec nous. » Au fond, il était presque soulagé qu’elle soit partie sans demander son reste, parce qu’il n’était pas sûr qu’à l’époque il aurait pu se remettre de sa perte. Vraiment pas. « On était trop jeunes… on n’aurait pas dû… » Ils n’auraient pas dû quoi ? Alan ne le savait pas exactement. Ils n’auraient pas dû garder Tess ? Comment pourrait-il penser une chose pareille alors qu’elle était l’être qui le rendait le plus heureux au monde ? Cette pensée le cloua sur place lorsqu’il se rendit compte que Juliet avait raison sur toute la ligne et qu’il n’avait pas été à la hauteur. Il n’avait pensé qu’à Tess, depuis le début. A Tess, et puis à lui. Il lâcha les épaules de Juliet, puis partit s’installer sur le sofa où elle était assise avec sa mère quelques minutes auparavant, en passant ses mains sur son visage, chassant encore une fois ses larmes et tentant de respirer un peu plus efficacement. Il voulait que tout cela ne soit qu’un cauchemar et qu’il se réveille en sueur dans son lit, les mains moites et le coeur battant la chamade. Mais la douleur qu’il ressentait dans sa poitrine le confortait dans l’idée qu’il n’était pas en train de dormir, malheureusement pour lui.

Les souvenirs s’entrechoquaient dans le cerveau d’Alan, se rejouaient sous ses yeux, à l’infini. Toutes ces choses qu’il avait cru immuables à l’époque, elles avaient bel et bien disparu, et n’étaient que des notes mentales, des bribes de mémoire. Parfois, des inventions aussi. Il avait parfois l’impression d’avoir des souvenirs de Juliet heureuse avec Tess, qui jouaient ensemble ou partageaient des moments entre mère et fille… et ce n’était pas la vérité, c’était parfois des souvenirs fantasmés qu’Alan avait dû se créer dans ses rêves, lorsqu’il était au plus bas, ou quand Tess réclamait des informations sur sa mère et qu’il devait replonger dans toute cette affaire. Désormais cela n’arrivait plus parce que Tess avait bien compris les tenants et aboutissants de l’abandon qu’ils avaient subi, tous les deux. Pour quoi au final ? Pour qu’ils se forgent une carapace, et que celle-ci soit détruite en une après-midi chez la grand-mère ? Quelle idée… Alan soupira en entendant Juliet essuyer ses larmes et renifler doucement. Lui-même n’était pas très en reste, et pas loin du débordement émotionnel également. Mais avait-il vraiment envie de montrer à son ex-femme ses émotions, ses sentiments ? Elle lui manquait encore aujourd’hui. Quand il disait qu’elle avait été la femme de sa vie, il ne mentait pas. Elle représentait tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il voulait dans sa vie… et la déception que son départ avait engrangée avait été à la hauteur de tout l’amour qu’il avait pour elle. La chute n’en avait été que plus violente encore. Mais ce qui le tuait à l’intérieur, c’était ses propres paroles, à lui. Qu’avait-il laissé échappé, qu’avait-il voulu signifier quand il avait dit qu’ils étaient trop jeunes et qu’ils n’auraient pas dû ? Ils n’auraient pas dû quoi ? Garder Tess alors qu’ils n’étaient même pas encore bien installés ? Alors que Juliet n’avait même pas fini ses études ? Alan s’en voulait, quoi qu’il puisse penser. D’une part, il s’en voulait d’imaginer sa vie sans Tess, parce qu’elle était la chose la plus précieuse qu’il avait, et il ne voudrait jamais rien changer de ses choix passés. D’autre part, il se tenait pour responsable du bordel qu’il avait foutu dans la vie de Juliet, en l’obligeant à garder leur enfant alors qu’elle ne se sentait pas encore capable de l’élever, en la contraignant à arrêter ses études parce que sa santé était fragile, et à ne jamais pouvoir les reprendre parce que son mental n’était pas assez solide après la naissance de leur bébé. Il lui avait gâché la vie, et plus les années passaient, plus il s’en rendait compte. Mais dans le même temps, il ne pouvait pas revenir en arrière, même s’il l’avait voulu… et puis… Tess était son rayon de soleil, son bébé devenue grande, le deuxième et véritable amour de sa vie, qui ne le quitterait jamais. Décidément, cette situation était beaucoup trop complexe. Le psychologue revint dans la réalité et le présent lorsqu’il sentit la main de Juliet se poser sur son genou pour le presser délicatement. Il releva des yeux rouges vers elle et remarqua qu’elle ne pleurait plus vraiment mais que ses larmes avaient laissé de grosses traînées blanchâtres sur ses joues. Elle était devenue forte, au fil des années, il pouvait le remarquer. Elle était probablement même plus forte que lui désormais, et c’était tout ce qu’il souhaitait à son ex-femme, qu’elle soit forte, et heureuse, et qu’elle ne se laisse plus marcher sur les pieds comme il l’avait fait avec elle tout ce temps sans même s’en rendre compte, persuadé qu’il était de prendre les bonnes décisions pour leur famille. « C’est moi qui suis désolé, Juliet… vraiment, je… si à l’époque je m’étais rendu compte de ce que je faisais, j’aurais arrêté tout de suite… je te jure que je ne voulais pas te rendre malade… ou triste.. ou quoi que ce soit d’autre. » Il soupira en plongeant son regard dans le sien et en posant sa main sur celle de la brune, toujours nichée sur son genou. « Je n’aurais pas supporté que tu te suicides… je m’en serais voulu toute ma vie… alors au final… c’est pour le mieux que tu sois partie. » Il était sincère, il préférait mille fois avec divorcé plutôt que de l’avoir enterrée. Dans les deux cas, il aurait probablement ressenti la même colère, la même haine certains jours, sauf que dans le pire des tableaux, il n’aurait jamais eu de réponse. Tandis qu’après tout ce calvaire, en ce dimanche ensoleillé, il recevait toutes les solutions à ses questionnements incessants. Et c’était tout autant un soulagement qu’une souffrance supplémentaire. « Laisse moi le temps de digérer tout ça… mais tu me connais… je ne suis pas si rancunier que ça… » Il tenta d’esquisser un sourire, non sans mal, parce que ses tripes étaient encore entortillées. Il avait un noeud dans la gorge également et sa voix n’était pas plus élevée qu’un murmure. Il était difficile de croire que, quelques minutes auparavant, il lui avait quasiment crié dessus. Mais ses émotions étaient trop fortes depuis qu’il avait imaginé une vie sans Tess. Néanmoins, il n'était pas sûr de pouvoir lui pardonner entièrement, même s'il allait essayer. Il gardait en lui toutes les souffrances, tous les moments de doute, toutes les larmes essuyées, que ce soit les siennes ou celles de sa fille. « Est-ce que toi, tu es capable de me pardonner ? » C’était surtout cela qui l’importait. Parce qu’il savait que pour sa part, le pardon allait être accessible mais il ne savait pas si, après tout ce qu'elle avait vécu, Juliet allait être capable de ne plus lui en vouloir, et d'accepter ses excuses les plus profondes. Néanmoins, il fallait bien essayer, tenter le coup. Mais il y avait une chose qui n’arriverait probablement jamais, et Alan avait besoin de lui dire, même s’il se doutait qu’elle ne serait pas si touchée que cela par ses mots. « Tess ne te pardonnera probablement jamais ce que tu as fait… » Il était navré d’avoir à lui dire une chose pareille. Mais la vérité, c’était qu’il ne savait même pas si Juliet la considérait comme sa fille ou non. Elle n’avait pas noué de véritable relation avec son enfant, peut-être que cette information n’allait lui faire ni chaud ni froid, mais il trouvait cela indispensable de l’informer. Il ne fallait même pas qu’elle essaye de renouer avec Tess, car cette dernière allait refuser… et il ne voulait pas non plus perdre la garde exclusive de sa fille si Juliet décidait d’avoir un pied dans la vie de la jeune adolescente…

Alan était probablement plus touché qu’il ne souhaitait l’admettre par les mots de son ex-épouse. Si elle savait combien il l’avait aimée, elle aussi, elle comprendrait que la vérité avait été vraiment dure à entendre, et à comprendre surtout. Il avait été fou d’elle, depuis si longtemps, depuis qu’ils n’étaient que des gamins, des adolescents idiots et remplis d’hormones. Il avait toujours cru qu’ils finiraient leur vie ensemble, et il n’aurait jamais pensé que c’était en fondant une famille que leur couple allait exploser en mille morceaux. Jamais il n’aurait pu imaginer cela. Du plus loin qu’il se souvenait, Alan avait toujours voulu des enfants, et il avait toujours été persuadé que c’était pareil pour Juliet. C’était une évidence, et il ne lui avait jamais rien demandé de plus. Il l’avait prise pour acquise et il l’avait perdue. Bien entendu, maintenant que le divorce était dit et qu’il savait qu’elle ne pourrait jamais se prendre d’affection pour sa fille comme la mère qu’il aurait aimé qu’elle soit, il savait qu’il ne pourrait plus revenir en arrière, réenvisager quelque chose avec elle. Mais elle n’en était pas moins la meilleure amie qu’il avait pu avoir durant la moitié de sa vie. Elle faisait toujours partie de lui, en quelques sortes, et Alan se rendait compte que ça lui manquait beaucoup de ne pas avoir forcément quelqu’un avec qui parler le soir, en rentrant du travail. Quelqu’un d’autre que Tess… « Je te jure que je te pardonnerai Juliet, tu peux compter là-dessus. » Il n’avait qu’une parole, et c’était hors de question qu’il perde son honneur là-dessus. Néanmoins, il se demandait si c’était vraiment réaliste de garder un contact proche avec une femme qui l’avait autant fait souffrir - et inversement… En tant que psychologue, il dirait que la réponse avait à être nuancée, dans le sens où elle restait une amie, la mère de sa fille malgré tout, une personne qui connaissait tout de lui… mais qu’elle ne lui apportait pas que de bons souvenirs et de bonnes ondes. Pourtant, ne serait-ce pas un joli pied-de-nez à la vie et au karma que d’être l’ami de son ex ? Bien sûr, si elle était d’accord avec tout cela… « Je n’ai pas encore vraiment réfléchi à tout ça… » reprit-il, sans savoir vraiment quoi répondre, réfléchissant à sa moindre parole. « En fait, j’aimerais lui dire que sa mère ne l’a pas abandonnée parce qu’elle ne l’aimait pas, mais parce qu’elle ne se sentait pas faite pour ça… mais je ne suis pas sûr qu’à son âge elle soit capable de vraiment comprendre ce concept. » Il haussa les épaules, mi-triste, mi-amusé par l’idée que Tess, aussi sage et intelligente fut elle, ne pourrait pas imaginer ce qu’il se passait dans le cerveau de sa génitrice. « J’aimerais aussi lui dire que sa maman est toujours une bonne amie… ? » Alan releva les yeux vers Juliet, cherchant son approbation, essayant de savoir si elle pouvait se projeter et s’imaginer boire des bières avec lui, le voir au pub ou au café, discuter comme au bon vieux temps, les sentiments amoureux en moins, le bonheur en plus. « Elle sait la vérité, quoi qu’il arrive. Pas tous les détails, mais elle sait. Elle a eu du mal à passer au-dessus de tout ça et je pense que parfois, tu lui manques énormément, mais je ne lui ai jamais rien caché… On n’en parle juste jamais… » Le brun détourna le regard, comme s’il était honteux de sa propre vérité. Mais ce n’était pas une honte que de dire qu’il ne parlait pas avec sa fille d’un sujet qui était devenu tabou. Tess se fermait à chaque fois qu’on évoquait sa mère, il n’osait plus parler d’elle et c’était bien mieux ainsi.  

Intérieurement, Alan n’était pas sûr que c’était la bonne décision de vouloir pardonner à Juliet d’avoir fait une chose pareille, quatre ans plus tôt. Il n’était pas sûr et certain que lui pardonner était un geste si altruiste que cela, parce qu’il risquait aussi de mettre Tess en colère, probablement. Pour l’adolescente, le fait qu’il renoue avec sa mère allait peut-être l’attrister, mais sur le coup, quand il parlait, Alan n’y avait pas pensé, et il se disait que c’était normal de lui pardonner, et de tenter d’être ami avec elle. C’était la plus vieille amie qu’il avait hormis sa propre soeur, et il ne se sentait pas capable de totalement couper les ponts après cette altercation. Justement parce qu’il ne l’avait pas vue depuis quatre longues années, il savait désormais qu’il avait survécu sans sa présence, et que vivre sans elle était désormais impossible. Et même si ce n’était plus de l’amour qu’il ressentait pour elle, puisque ce dernier s’était volatilisé, il savait qu’il l’adorait, d’une façon indescriptible, d’une tendresse très intense, profonde, pour tout ce qu’ils avaient partagé. Et puis… il se sentait coupable d’avoir autant pourri sa vie sans même s’en rendre compte et il voulait se repentir, probablement. Bref, la situation était compliquée, et il n’était pas prêt d’en sortir. C’était une certitude.

Il soupira, de soulagement mais aussi de regret, quand Juliet lui fit comprendre qu’elle allait les quitter pour la journée, laissant Tess profiter tranquillement de sa grand-mère. Immédiatement, Alan ressentit une vague de remord, en se rappelant qu’il n’était que chez son ex-belle-mère et qu’il n’était vraiment pas le « prioritaire » pour venir… mais elle semblait décidée à partir, et peut-être qu’elle ne voulait pas en parler avec sa mère tout de suite, vu la scène qui venait de jouer chez elle. Elle laissait cette tâche plutôt ingrate à Alan dans un premier temps, qui s’en sortirait probablement bien en utilisant une de ses techniques de psychologue pour retourner les questions en son sens et profiter de la vieille dame pour lui parler d’autre chose… et puis il était hors de question d’en parler avec Tess ici. Reprenant instantanément ses esprits, Alan se releva du canapé, passa une main dans ses cheveux déjà emmêlés et hocha la tête, sans dire un mot de plus, avant de se diriger vers la cuisine. Il était incapable de lui dire au revoir, parce qu'il ne savait pas vraiment quand il la reverrait... peut-être le lendemain, ou peut-être dans quatre autres nouvelles années. Et c'était douloureux, cette incertitude. Il tourna la tête pour lui lancer un dernier coup d’oeil alors qu’elle avançait vers le couloir et attendit qu’elle soit prête pour continuer la manoeuvre. Il frappa doucement à la porte de la cuisine et retrouva Tess assise à côté de sa grand-mère, un cookie à la main, l’air plutôt tranquille. Il sourit, en essayant de la rassurer le plus possible, l’air de rien, et détourna le regard vers la matriarche. « Juliet va s’en aller, elle attend dans le couloir pour vous dire au revoir… » Son ex-belle-mère ne se fit pas attendre, comprenant les enjeux de ses paroles, et quitta la cuisine pour aller saluer sa fille chérie. Son regard semblait neutre, Alan savait qu’elle ne le jugerait pour aucune de ses paroles, parce qu’elle avait vu comment il avait souffert après le départ de Juliet. Elle n’était du côté de personne, elle avait simplement eu les deux sons de cloche… De son côté, Alan se retrouva seul avec Tess et posa sa main sur sa joue en regardant le fond de son regard, essayant, une fois n’est pas coutume, d’analyser ce qu’elle pensait, ce qu’elle ressentait. Son regard triste ne trahissait personne et il s’empressa de la prendre dans ses bras. « Je suis désolé… je savais pas qu’elle serait là… » lui souffla-t-il d’un ton navré. « Et.. je voulais pas que ça se passe comme ça. » C’était la vérité, il aurait préféré la revoir sur un terrain neutre, un endroit où il ne se sentait pas à l’aise, pour ne pas avoir à lui hurler dessus comme il l’avait fait. Il ne savait pas ce que Tess en pensait, si elle avait apprécié ou non le « geste », mais ce qui était fait, était fait… Maintenant, il fallait que le temps fasse son affaire, afin qu’Alan puisse voir s’il pouvait vraiment pardonner à Juliet ce qu’elle avait fait…